Xavier BENAROUS, Rebecca HEGEDUS, Sébastien GARNY DE LA RIVIERE
Service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, CHU Amiens-Picardie
La crise actuelle liée au COVID-19 est exceptionnelle compte tenu de l’ampleur de la pandémie, de l’importance de la réorganisation du système de santé et des aménagements mis en place dans chaque pays pour limiter sa propagation. Ces changements sont de deux ordres : d’une part, les mesures visant à limiter la propagation du virus SARS-CoV-2 via les mesures barrières (port de masque, lavage des mains, confinement) ; d’autre part la réorientation des activités du système de soin vers les soins urgents, en particulier les pratiques réanimatoires, avec une interruption de toute une série d’activités ambulatoires ou non liées au COVID (Cohen 2020).
Retentissement psychologique des situations d’épidémie chez l’enfant et l’adolescent
Chez les jeunes, les manifestations de difficultés adaptatives peuvent prendre des formes variées selon le niveau de maturité et le contexte. Des manifestations régressives (besoin d’attention plus important, énurésie et trouble du sommeil) sont courantes chez les plus jeunes alors que chez le grand adolescent les conduites de repli ou d’hostilité sont plus fréquemment rapportées. Dans le cas du COVID-19, les enquêtes réalisées en population générale retrouvent des symptômes du registre anxio-dépressifs (Loades 2020), d’inattention et irritabilité (Jiao 2020), de sentiment d’ennui et de solitude (Kilinçel 2020). Certains facteurs de risques de survenue de difficultés psychologiques sont particulièrement importants chez les jeunes : comme le niveau d’exposition à des informations sur l’épidémie (Kilinçel 2020), une situation familiale avec des difficultés financières, l’existence de trouble psychiatrique (Golberstein 2020). Avoir un parent malade du COVID-19 constitue une situation particulière puisque les mesures de quarantaine ne permettent pas le plus souvent des visites dans les établissements de soins.
Jeunes déjà suivis pour difficultés psychologiques
L’enquête Young Minds (2020) en Angleterre chez 2.111 jeunes bénéficiant d’un suivi psychologique dans l’une des structures publiques permet d’avoir une estimation du vécu de la situation de crise liée au COVID-19. Près de 83% disent que la pandémie a empiré leur état (41% disant que leur état est bien pire, comparé à 32% dans la version précédente). Près de 87% disent se sentir seul ou isolé durant la période de confinement, bien que 71% ont pu garder contact avec leurs amis. Près de 31% disent qu’ils ne pouvaient plus accéder à des soins psychologiques alors qu’ils en avaient besoin. Par ailleurs, 11% disent que leur état s’est amélioré durant la crise (plus par rapport au 6% dans les versions précédentes).
Figure 1. Facteurs influençant les capacités adaptatives des enfants et adolescents en situation de confinement
Enquête CRISIS sur Amiens
Le questionnaire CoRonavIruS health Impact Survey (CRISIS) a été développé par le National Institute of Mental Health en collaboration avec the Child Mind Institute afin d’étudier l’impact de la crise du coronavirus sur l’état psychologique de la population. L’objectif de notre travail a été d’évaluer la perception de l’épidémie de COVID-19 par des jeunes pris en charge pour des difficultés psychologiques sur des structures de soins de la région d’Amiens dans le contexte de l’épidémie et de confinement. Cette étude a été développée à l’initiative de l’association PSYLEAS qui vise à promouvoir la santé mentale chez les enfants et adolescents de la région d’Amiens.
L’enquête s’adressait aux jeunes, entre 7 et 21 ans, actuellement ou récemment (dans le mois qui précède le confinement), pris en charge dans une des structures de soin psychologique pour enfants et adolescents de la région d’Amiens, à savoir l’Unité de Médecine de l’Adolescent, le Centre Ressource Autisme, la Maison des Adolescents d’Amiens, le Centre Médico-Psychologique pour enfants et adolescents d’Amiens-Sud.
Le recrutement s’est fait sur sept semaines (date de mis en ligne le 15/05/2020). Le questionnaire utilisé a été mise en ligne sur le serveur sécurisé après autorisation des autorités compétentes. Au final, 115 questionnaires ont été remplis : 38 par des parents et 77 par des jeunes. L’âge moyen des participants était de 14,61±0,77 ans, avec 49% de filles. La majorité des répondeurs étaient originaires de la Somme (67%) avec un domicile majoritairement situé dans des petites villes (33%). La plupart des participants étaient suivis sur l’Unité de Médecine de l’Adolescent (63%), suivi de la Maison des Adolescents (13%), du Centre Médico Psychologique (10%), puis du Centre Ressource Autisme (4%).
Résultats principaux
Près de 30% de ces jeunes percevaient leur état de santé physique comme moyen ou mauvais, et 55% leur état de santé psychique et émotionnelle comme moyen ou mauvais. Parmi les problèmes de santé rapportés le plus fréquent était les problèmes de santé émotionnelle ou mentale (49%), suivi d’allergies saisonnières (21%) et d’asthme ou autres problèmes pulmonaires (16%).
Etat d’exposition au COVID-19 : Près de 15% des participants rapportent avoir été en contact avec des personnes à risque d’infection par le COVID. Un membre de la famille du participant aurait été diagnostiqué par le COVID dans 18% des cas, mais cela concernerait une personne vivant au domicile uniquement dans 2% des cas. Les événements de vie négatifs les plus souvent rapportés sont : le fait de gagner moins d’argent (22%), qu’un des membres de la famille tombe malade (16%), d’être mis en quarantaine (9%), et enfin d’être hospitalisé (3%). Il existe une peur élevée ou très élevée qu’un proche soit infecté chez 24% des participants, alors que seul 7% rapportent une peur élevée ou très élevée d’être eux-mêmes infectés. Les jeunes sont près de 16% à avoir peur que leur santé mentale soit influencée par le virus, mais uniquement 4% s’inquiètent de l’influence du virus sur leur santé physique. Enfin 63% des participants rapportent des changements positifs dus à l’épidémie de COVID, avec beaucoup de changements positifs dans 10% des cas.
Changement de vie : Dans le domaine de la scolarité, 85% des jeunes suivaient des cours en ligne quand cela était possible (dans 81% des cas). Près de 78% disposaient d’un accès facile à un ordinateur et internet. Seul 17% des jeunes trouvaient les mesures de restriction de sorties stressantes (alors que 43% ne sortaient pas de la semaine) et seul 6% avaient des difficultés significatives à suivre les recommandations de distanciation sociale. Près de 30% des jeunes notaient des changements dans les relations avec la famille (plus mauvais dans 19% des cas), ces changements étaient perçus comme stressants dans 14% des cas. Des changements dans les relations avec les amis concernaient 25% des jeunes, et étaient considérés comme stressants dans 11% des cas. L’annulation d’événements importants était considérée comme stressante pour 38% de l’échantillon.
Comportements quotidiens : Près de 16% des participants se couchaient après minuit en semaine et 22% le week-end. Une majorité de jeunes pratiquait un exercice physique, de façon quotidienne chez 18% d’entre eux. Près de 30% sortaient de façon quotidienne dehors. La majorité des jeunes regardait la télévision entre 1 à 3h par jour en moyenne et 15% entre 4 et 6h. De façon comparable, la majorité des jeunes rapportait utiliser les réseaux sociaux entre 1 et 3h. Concernant les jeux vidéo 37% ne jouaient pas, 22% des jeunes jouaient moins d’une heure, seul 4% d’entre eux jouaient plus de six heures
Soutiens actuels ou interrompus : Pendant le confinement, 9% des participants rapportent avoir bénéficié de consultations en présentiel, 22% par téléphone, 12% par visioconférence. Parmi ceux qui ont bénéficié de consultation par téléphone, 88% ont trouvé cela moyennement ou très utile, même si 38% expriment des difficultés pour s’exprimer. Parmi ceux qui ont bénéficié de visioconférence, 93% ont trouvé cela moyennement ou très utile, même si 67% expriment des difficultés à s’exprimer. Enfin, 27% rapportent des difficultés pour se procurer le traitement médicamenteux
Etat émotionnel négatif : Dans notre échantillon 56% présentaient une perte de plaisir, 48% de l’anxiété, 46% de la tristesse, 43% de l’irritabilité, 43% des difficultés d’attention, et 33% des pensées négatives. Dans un modèle multivarié six variables était associé à l’état émotionnel négatif actuel : l’état émotionnel négatif habituel, l’accès en ligne à l’école, l’interruption du soutien scolaire, le stress lié aux changements dans les relations familiales, l’utilisation des jeux vidéo et les troubles du sommeil (heure du couché tardive). Ce modèle expliquait 66% de la variance.
Table 1. Facteurs associés à un état émotionnel négatifs dans un modèle multivariés
β | p-value | |
Etat émotionnel négatif habituel | 0.45 | <.001 |
Accès en ligne à l’école | 0.24 | .005 |
Interruption du soutien scolaire | 0.22 | .015 |
Stress lié au changement dans la famille | 0.25 | .004 |
Utilisation de jeux vidéo | -0.18 | .035 |
Heure du coucher en semaine | 0.20 | .030 |
Discussion
Notre étude montre que le facteur le plus fortement associé à l’état émotionnel négatif durant la période de confinement est l’état émotionnel habituel (r=0.663, p<0,001). La scolarité est également un facteur de risque, que ce soit l’accès en ligne (β=.24) ou l’interruption du soutien scolaire (β=.22) même si la majorité des jeunes (78%) ont déclaré avoir accès à internet et à un ordinateur. La fermeture des écoles a pu avoir un effet ponctuel de mieux-être chez les jeunes, comme cela a été rapporté dans la littérature (Constantino 2020). Pour les enfants malheureux en classe, la fermeture des écoles a pu être un soulagement, même si ces enfants peuvent aussi souffrir du manque de socialisation. Notre étude montre que cet effet est probablement lié à des enjeux de performance, compte tenu du lien entre l’existence de devoir en ligne et l’état émotionnel négatif.
Un autre facteur de risque trouvé est le stress lié aux changements dans les relations familiales (β=.25). En effet, le confinement a pour conséquence d’augmenter le fardeau familiale (De Girolamo 2020), ce qui pourrait modifier les relations familiales et affecter le jeune. De plus, il a été démontré qu’une situation familiale avec des difficultés économiques dû à une épidémie, était un facteur de risque de survenue de difficultés physiologiques chez les jeunes (Golberstein 2020).
L’utilisation intensive de jeux vidéo aurait un léger effet protecteur (β = – 0,18). On peut supposer que les jeux vidéo permettent le maintien du lien social lors du confinement, plusieurs verbatim allant dans ce sens. Une étude a d’ailleurs démontré que les jeux vidéo étaient des environnements hautement interactifs socialement et étaient propices à la création de relations émotionnelles solides (Cole 2007).
Dans cette population, les interruptions des prises en charges médicales et de rééducations habituelles mais aussi celles des autres sources de soutien de la famille (soutient scolaire, éducateur) influençaient fortement le vécu de ces jeunes. Il est probable que les opportunités de maintien du lien grâce aux outils numériques, comme les téléconsultations, aient permis de modérer ce risque. D’autres auteurs soulignent l’importance de développer des alternatives aux consultations en présentiel allant de la prise de contact, aux thérapies structurées (Reay 2020). De telles approches sont encore peu développées en France. Bien sûr, il faut aussi pouvoir garder en tête que ces interventions ne conviennent pas nécessairement à tous les jeunes et que cela ne doit pas empêcher la réouverture des services de soins ambulatoires.
Notre étude renforce l’idée que le maintien des investissements familiaux et extra-familiaux malgré les mesures de confinement joue un rôle protecteur essentiel sur la survenue de symptômes de détresse dans cette population vulnérable. La distanciation physique ne signifie pas nécessairement pas une distanciation sociale. Les verbatim des participants montrent bien l’importance des liens avec les jeunes de leur âge, qui dans ce contexte particulier s’est davantage exprimé sur les réseaux sociaux ou les jeux en réseau. Le maintien par le jeune de cette sphère d’intimité dans le domicile a globalement fait partie des recommandations des Sociétés Savantes de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent ainsi que de Médecine de l’Adolescent.
A partir du 2 septembre 2020, les jeunes reprennent le chemin de leur établissement scolaire. Le contexte actuel est marqué par des inquiétudes de la part des adultes concernant non seulement le déroulement de cette reprise (arriveront-ils à se remettre au travail ?) mais aussi au risque d’une recrudescence des contagions, voire d’une seconde vague de l’épidémie. Les jeunes avec des besoins accrus de santé mentale peuvent être anxieux compte tenu de l’incertitude qui pèse sur les répercussions de la pandémie et les questions liées au retour à la vie normale.
Réferences :
Cohen D. (2020). Appréhender le COVID-19 au fil de l’eau en tant que psychiatre d’enfant et d’adolescent. Encephale. 46(3): S99–S106. doi :10.1016/j.encep.2020.05.005
Cole H., Griffiths M.D. (2007). Social interactions in massively multiplayer online role-playing gamers. Cyberpsychology Behavior.10(4):575-83.doi: 10.1089/cpb.2007.9988
Constantino J.N., Sahin M., Piven J., Rodgers R., Tschida J. (2020). The Impact of COVID-19 on Individuals With Intellectual and Developmental Disabilities: Clinical and Scientific Priorities. American Journal of Psychiatry. Appiajp202020060780. doi: 10.1176/appi.ajp.2020.20060780
De Girolamo G., Cerveri G., Clerici M., Monzani E., Spinogatti F., Starace F., Giambattista T., Vita A. (2020). Mental Health in the Coronavirus Disease 2019 Emergency-The Italian Response. JAMA Psychiatry. doi: 10.1001/jamapsychiatry.2020.1276
Golberstein E., Wen H., Miller B.F. (2020). Coronavirus Disease 2019 (COVID-19) and Mental Health for Children and Adolescents. JAMA Pediatrics. doi: 10.1001/jamapediatrics.2020.1456
Jiao W.Y., Wang L.N., Liu J., Fang F.S., Jiao F.Y., Pettoello-Mantovani M., Somekh E. (2020). Behavioral and Emotional Disorders in Children during the COVID-19 Epidemic. The Journal of Pediatrics. 221:264-266. doi: 10.1016/j.jpeds.2020.03.013
Kılınçel Ş., Kılınçel O., Muratdağı G., Aydın A., Barış U.M. (2020). Factors affecting the anxiety levels of adolescents in home-quarantine during COVID-19 pandemic in Turkey. Asia Pacific Psychiatry. E12406. doi: 10.1111/appy.12406
Loades M.E., Chatburn E., Higson-Sweeneyn N., Reynolds S., Shafran R., Brigden A., Linney C., Niamh McManus M., Borwick C., Crawley E. (2020). Rapid Systematic Review: The Impact of Social Isolation and Loneliness on the Mental Health of Children and Adolescents in the Context of COVID-19. Journal of the American Academy of Child and Adolescent Psychiatry. S0890-8567(20)30337-3. doi: 10.1016/j.jaac.2020.05.009
Reay R.E., Looi J.C., Keightley P. (2020). Telehealth mental health services during COVID-19: summary of evidence and clinical practice. Australasian Psychiatry. 28;1039856220943032. doi: 10.1177/1039856220943032 Young Minds (2020). Coronavirus: Impact on young people with mental health needs